On est en février 2003. Il a neigé,
et les voitures qui déposent les invités des Victoires de
la musique devant l'entrée du Théâtre laissent des traces
mi-neige mi-boue sur la chaussée. L'invité d'honneur cette
année est Charles Trénet, qui fête ses 90 ans.
Le vieil homme tout tremblotant est noyé au fond de son fauteuil.
Il est amaigri, mais son oeil brille toujours.
La cérémonie est retransmise en direct sur
une chaîne satellite. Les commentateurs meublent l'antenne en détaillant
la bio des invités empingouinés, et en débitant quelques
statistiques sur l'industrie musicale. Pour la première fois cette
année, les ventes d'enregistrement sans support matériel,
par internet, ont dépassé le total des ventes de CD et cassettes.
Désormais, seuls les grands succès populaires sortent sur
support pré-enregistré. Les "jeunes talents" et
les indépendants sortent leurs productions en vente à la demande
par le réseau. Si ça marche, un des quatre gros labels majeurs
prend le groupe en licence et met en vente ses disques dans les seuls point
de vente subsistant : les hypers et les deux chaînes qui restent,
la Fnac et Virgin.
Miossec, le maître de cérémonie
choisi pour présenter cette édition des Victoires (son duo
avec Céline Dion sur une composition de Jean-Jacques Goldman a fait
de lui une méga star l'année passée), annonce une surprise
pour le maître Trénet.
Le noir se fait. Un projecteur de poursuite vient se placer au centre des
rideaux rouges, qui s'ouvrent pour faire place à... Jonathan Richman,
qui s'approche du pied de micro, sa caisse à guitare à la
main. Etonnamment, les invités s'arrêtent de cancaner. Le silence
se fait. Jonathan branche sa guitare acoustique, règle le micro,
prend son souffle et commence à chanter "Je m'souviens d'un
coin de roue aujourd'hui disparou". Il est seul, accompagné
seulement de quelques notes de guitare qu'il égrène entre
deux vers. Sa voix tremblote à peine, pourtant on peut imaginer l'émotion
qui l'étreint alors qu'il chante pour la première fois devant
l'un des artistes qu'il admire le plus. Il jouera quatre chansons de Trénet
en tout, terminant par "Que reste-t-il de nos amours ?". Quand
les lumières se rallument, tout le public est debout et applaudit
à tout rompre. Tout le public, sauf Trénet, toujours perdu
au fond de son fauteuil, l'oeil encore plus brillant, un grand sourire au
visage, qui applaudit doucement.
Pour comprendre ce qui a pu amener ce chanteur américain
à se retrouver ici, en France, à chanter en français
devant le gratin du show-biz, il faut remonter 25 ans en arrière.
Jonathan Richman est en visite à Paris et, sur les marches de Montmartre,
il rencontre quelques jeunes français en train de chanter des chansons
des Bee Gees du film "Saturday night fever". Cet épisode
fournira la matière de la chanson "Give Paris one more chance"
sur l'album "Jonathan sings!" en 1983. Dans cette chanson, il
cite le fait que Paris est la patrie de Piaf, Chevalier, Trénet et
Aznavour comme raisons pour lesquelles on doit pouvoir aimer cette ville,
même s'il y a beaucoup de raisons de la trouver horrible. En 1996,
avec "French style" et sur fond d'accordéon, Jonathan s'emploiera
même à essayer de définir le style français ("Quelque
chose de plutôt délicat"). Mais c'est à partir
de 1989, quand il s'affiche en artiste solo, sans ses Modern Lovers, que
Jonathan Richman se met à cultiver vraiment sa passion pour une certaine
chanson française dite de tradition et de qualité.
Tout d'abord, il y a le fameux enregistrement de "Que
reste-t-il de nos amours ?" en 1989 sur l'album du nouveau départ
qu'est "Jonathan Richman", constitué pour moitié
de reprises. Vers la fin de l'album, on trouve donc cette version d'un des
chefs d'oeuvre de Trénet, en solo, concentrée en moins de
deux minutes, presque accapella, avec juste quelques notes de guitare. Un
concentré d'émotion contenue et de dépouillement, qui
contraste avec l'arrangement presque joyeux d'ambiance de fête foraine
de l'enregistrement original de Trénet.
Ensuite, Jonathan Richman va donner pendant plusieurs
années des concerts entièrement solo, se déplaçant
seul d'une ville à l'autre, avec un simple sac et sa guitare. Pendant
toutes ses tournées, il va travailler des reprises de chansons qui
ne viennent pas du monde du rock, souvent tirées du patrimoine du
pays qu'il visite : des chansons espagnoles, "Vecchio frack" une
chanson italienne de Domenico Modugno, et des chansons françaises
: "Coin de rue" de Trénet, mais aussi "Place Pigalle"
et "Paris je t'aime" de Maurice Chevalier, "J'aime Paris
au mois de mai" d'Aznavour et "Mustapha", la chanson nord-africaine
popularisée en français par Bob Azzam. L'instrumentation minimale
de ces reprises, la pointe d'accent et la passion de Jonathan donnant à
toutes ces interprétations un surplus d'émotion.
En 1994, Jonathan Richman grave une version avec instruments
de Mustapha pour le label A.P.C. Cette
chanson est beaucoup plus enjouée et sautillante que d'autres chansons
en français qu'il a reprises, mais les paroles de Bob Azzam ont été
très sérieusement retravaillées pour être plus
fidèles aux paroles originales.
A.P.C. sortira aussi
en 1997 une version solo live en studio, et donc très proche des
versions de concert, du "J'aime Paris au mois de mai" d'Aznavour,
mais entre-temps une occasion a été gâchée, puisque
c'est l'espagnol et non pas le français que Jonathan Richman a choisi
pour publier son premier album en langue étrangère en 1994.
"¡Jonathan, te vas a emocionar!" contient quelques reprises
de chansons espagnoles et des reprises traduites en espagnoles de dix des
chansons de Jonathan Richman.
Il aura donc fallu plus de dix ans après l'enregistrement
de "Que reste-t-il de nos amours ?" pour que Jonathan Richman
aille jusqu'au bout de son amour de la chanson française et rencontre
le succès au pays de Piaf, Charles Aznavour, Chevalier et Trénet
aussi. En février 2000, quelques-uns des amis parisiens de Jonathan
réussissent à le persuader de jouer non pas un concert de
plus à Paris, comme il le fait depuis plus de vingt ans, mais de
présenter un "tour de chant" entièrement en français.
Ce sera au Café de la Danse, dans le quartier de la Bastille, et
pour amortir les quelques semaines de répétitions nécessaires
pour préparer un programme de 70 minutes en français, on programme
d'entrée une semaine de concerts. Les reprises fétiches de
chansons françaises sont complétées par des traductions
de titres du répertoire de Richman, notamment "Affection",
"C'est moi ton roi" ("I must be king"), et "Au
matin de nos vies" ("The morning of our lives").
Les premières représentations accueillent surtout
les aficionados de Jonathan Richman, ceux qui le suivent depuis longtemps,
rejoints à chaque génération par quelques jeunes convertis.
Mais l'un de ces fans est aussi journaliste, et sa chronique du concert
dans "Le Monde" sous le titre "Le renouveau de la chanson
française passe-t-il par la voix d'un chanteur rock américain
?", additionnée à un bouche-à-oreille positif,
attire un public plus nombreux et plus diversifié dans la deuxième
partie de la semaine, parmi lequel l'agent artistique de Charles Aznavour.
C'est ainsi qu'a débuté l'enchaînement
des faits qui devait mener Jonathan Richman sur la scène des Victoires
de la musique, en passant préalablement par un lever de rideau d'Aznavour
à l'Olympia et la sortie d'un album à succès entièrement
en français...