Vers
le milieu des années 1970, le rock avait à peine vingt ans.
Une génération à peine était passée
depuis ses débuts, mais le rock'n'roll appartenait déjà
au passé. Il faut dire que cette génération incluait
l'intégralité des sixties, une décennie pendant laquelle
la société occidentale a été profondément
et très rapidement bouleversée, depuis le succès
du rock et de ses avatars avec la frénésie de son public
adolescent à la fin des années 50 et au début des
années 60 jusqu'à la vague hippie-psychédélique
et aux mouvements sociaux de 67-68.
Le rock n'était pas encore muséifié vers 70-75, mais
il se prêtait déjà à la nostalgie. Les pionniers
du rock comme Chuck Berry, Bo Diddley, Jerry Lee Lewis ont bénéficié
des premières tournées revival et de sessions d'enregistrement
prestigieuses, notamment à Londres, avec de grandes vedettes de
la pop musique, comme on les appelait à l'époque. Le film
American graffiti, qui a plus ou moins lancé la vague rétro,
est sorti en 1973 tandis que la série Les jours heureux/Happy
days, avec Fonzie notammment, est passée sur la télévision
française à partir de 1976. En France toujours, Johnny Hallyday
et Eddy Mitchell peaufinaient déjà leur légende en
se penchant sur leurs jeunes années, que William Sheller (Comme
dans un vieux rock'n'roll, 1976) et Laurent Voulzy (Rockollection,
1977) allaient bientôt revisiter.
Sentant l'humeur du moment, et le bon coup à jouer, EMI, qui devait
être à l'époque la plus grosse maison de disques du
monde, via sa filiale de disques pas chers Music For Pleasure a édité
à partir de 1974 une série de quatre compilations d' "enregistrements
originaux" des années 50 intitulée Testament du
rock. Ces disques, vendus surtout en grande surface pour moins de
15 francs (alors qu'un 45 tours coûtait environ 10 francs à
l'époque) ont été largement diffusés, surtout
les n°s 1 et 2. Le premier de la série a été
certifié disque d'or (100 000 exemplaires vendus).
Sur ces quatre compilations, on trouve du rock, et même un classique
éternel du rock, Be-bop-a-lula de Gene Vincent, une rockeuse
(Wanda Jackson), du rhythm'n'blues avec Johnny Otis, et même plein
de titres de Louis Prima, qui vient plutôt du jazz et du music-hall,
mais qui était signé chez EMI.
Pour ma part, c'est avec les deux premiers volumes de la série,
qui ont intégré assez vite la discothèque familiale,
que j'ai découvert le rock and roll des ancêtres, mes titres
favoris étant Be-bop-a-lula, Stupid cupid, Let's
have a party et les beaucoup moins rock'n'roll Buona sera et
Over the rainbow.
Aujourd'hui, une trentaine d'années après la parution
de Testament du rock vol. 4, et alors que le rock a plus de cinquante
ans, Vivonzeureux! Records est heureux de vous présenter le volume
5 de Testament du rock. La parution de ce disque est rendue possible
par le fait que les titres de cette époque sont désormais
plus ou moins dans le domaine public, même si cette situation évolue
d'un jour à l'autre de part et d'autre de l'Atlantique en fonction
des actions de lobbying de l'industrie du disque. Elle est aussi rendue
possible grâce au fait que, bien que cette musique fasse désormais
effectivement partie de notre histoire, elle n'a jamais été
aussi présente et vivante, grâce à la multiplication
des rééditions de qualité (y compris les séries
à prix bradés comme les coffrets Les
triomphes vendus chez Carrefour) et au travail de nombreux sites
et blogs (WFMU, Boogie-Woogie
Flu, Living
In Stereo pour n'en citer que trois) qui nous font découvrir
chaque jour des titres de grande qualité et qui restent tout à
fait accessibles à nos oreilles du 21e siècle, même
si on est surpris de découvrir que leur première édition
fut en 78 tours (ce qui est le cas de la majorité des titres sélectionnés
ici). On se réjouit quand même qu'un nombre non négligeable
des interprètes de ce disque soit encore parmi nous aujourd'hui,
notamment Fats Domino, Chuck Berry, Magali Noël et Andre Williams.
Pour sélectionner les titres de ce volume 5, nous ne nous sommes
pas restreints au catalogue d'EMI, qui a d'ailleurs dû beaucoup
évoluer en trente ans. Le critère retenu pour sélectionner
les vingt titres de ce 33 tours bourré à craquer est très
simple : il fallait que les chansons nous plaisent, nous fassent chanter
sans nous en rendre compte, nous fassent danser, voire même nous
fassent rire aux éclats, sans que la seule nostalgie ait rien à
voir là-dedans. Il a été décidé de
ne choisir que des titres enregistrés en 1958 ou avant et, afin
de conserver une certaine unité à la collection, Gene Vincent,
Louis Prima et Johnny Otis sont tous présents. Ne manque que Wanda
Jackson parmi les artistes figurant systématiquement sur les quatre
premiers volumes de la collection.
L'album
s'ouvre avec Bear
cat de Rufus Thomas. Comme plusieurs autres titres de ce disque,
il s'agit d'un enregistrement qui, à l'origine, était déjà
un pastiche (du Hound dog de Big Mama Thornton). Il me semble que
les outrances que nécessitent la satire permettent souvent à
ces enregistrements de mieux vieillir. Ce n'est que dans les années
60 que Rufus Thomas s'est lancé à fond dans la carrière
discographique, avec son classique Walkin' the dog, de nombreux
autres titres animaliers comme Funky chicken et des duos avec sa
fille Carla, mais pour moi Bear cat vaut toutes les versions de
Hound dog du monde, qu'elles soient d'Elvis ou des autres, et cette
chanson est assez réaliste pour parvenir à réveiller
mon chat à chaque fois que je l'écoute !
Le pauvre "Sugar boy" Crawford est surtout connu pour s'être
fait dépouillé de la majorité de ses droits quand
Iko iko, entièrement pompé sur son Jock-a-mo
de 1954, est devenu un tube énorme dans les années 60 pour
les Dixie Cups. Le frénétique Overboard
est la face B du premier enregistrement de Crawford pour Chess. L'enregistrement
est peut-être aussi relâché et fou tout simplement
parce qu'il s'agissait d'une audition pour le label, pas spécifiquement
prévue pour être éditée.
Thirty days
de Chuck Berry est sorti sur son deuxième single, mais il fait
partie des quatre titres enregistrés lors de sa première
session pour Chess en 1955, qui a également donné le premier
single Maybelline. Chuck donne un ultimatum de trente jours à
sa nana pour rentrer au bercail. trente jours, ça laisse de la
marge, mais Chuck n'a pas l'air sûr de lui car, après s'être
adressé à une gitane, il compte recourir à la justice,
au FBI et même aux Nations Unies !
Avec Pretty
thing, Bo Diddley aborde un thème éternel ("Joli
petit lot, je voudrais me marier avec toi"...). L'influence du
rythme à la Bo Diddley se fait sentir sur le Free
single and disengaged du pianiste Huey Smith qui, avec ses Clowns,
ne se prenait pas trop au sérieux, mais dont l'enregistrement est
d'excellente qualité.
Howlin' Wolf, tout comme Elmore James, est un artiste généralement
classé comme bluesman, mais les frontières stylistiques
sont inexistantes en musique. Moanin'
at midnight est produit par Sam Phillips, patron de Sun Records
et découvreur d'Elvis Presley, tandis que, sur Rock
my baby right, on trouve au piano Ike Turner, créateur
de Rocket 88, le titre crédité à Jackie Brenston
très officieusement réputé pour être le "premier"
single de rock'n'roll.
Andre Williams et Louis Prima sont de grands showmen. Suite à Bacon
fat, Williams fait merveille avec ses propos graveleux sur The
greasy chicken, sur la musique des Five Dollars. Beep-Beep
de Louis Prima a été enregistré en 1956 mais n'est
sorti qu'en 1957 : peut-être parce que cette année-là
un engin nommé Spoutnik avait commencé à faire bip-bip
dans le ciel... Louis Prima est présent indirectement une seconde
fois sur ce disque, avec la reprise très délicate de Buona
sera par Marino Marini et son quartette. C'est cette chanson dans
sa version originale qui ouvrait le premier volume de la série
Testament du rock. Le groupe italien interprète Buona
sera en français, il s'agit donc d'une reprise de la version
de cette chanson par Line Renaud (!), ce qui nous donne l'occasion de
créditer Loulou Gasté pour son adaptation française,
lui qui fut l'un des premiers à importer le rock par chez nous.
John a dit "C'est ma nana". Un mec a dit "C'est ma nana".
Les lumières se sont abaissées. Qui a giflé John
? Voilà la tranche de vie que raconte, sans se prendre trop au
sérieux Who
slapped John de Gene Vincent, une face de single et un titre d'album
de 1956. Pour avoir la réponse à cette question et connaître
la coupable, il faut, toujours en 1956, traverser l'Atlantique et écouter
Magali Noël nous expliquer à propos de ce Johnny : "Il
m'énervait, je l'ai giflé et j'ai crié d'un air farouche,
Fais-moi
mal Johnny Johnny Johnny". Boris Vian ne concevait le rock
en français que burlesque et au énième degré
mais force est de constater que, plus de cinquante après, sa chanson
interprétée par Magali Noël n'a pas encore pris une
ride.
Tout comme la parodie de Heartbreak
Hotel d'Elvis Presley par le comique Stan Freberg, qui remonte
elle aussi à 1956. Comme quoi on pouvait se moquer du rock and
roll et préfigurer les Cramps quelques mois à peine après
l'arrivée du King au premier plan.
Fats Domino, comme Chuck Berry, est une légende vivante. Il a survécu
- de justesse - à Katrina et on fêtera l'an prochain le soixantième
anniversaire de la sortie de son premier single, The fat man. The
big beat est un hommage tout simple au gros rythme du rock and
roll, capable de faire se lever et se bouger tout le monde, y compris
les vieux et les estropiés.
Nous enchaînons sur la face 2 quatre titres plus ou moins doo-wop.
Say it des
"5" Royales surprend par la proéminence de sa guitare
électrique. A posteriori, certains ont même évoqué
un son pré-Hendryx, pourtant ce titre date de 1957. A
lover's question est plus classique, mais c'est un excellent hit
du fondateur des Drifters. Bad
motorcycle était sorti en 1957 sous le nom des Twinkles
et était passé inaperçu. Ressorti dans la même
version sous le nom des Storey Sisters, le single a bien mieux marché.
Il aurait été dommage que ce titre reste inconnu, tellement
les soeurs Storey font bien "Vroum vroum vroum". Phil
Spector a dû prêter bien attention à l'écoute
de ce disque... I'm
living OK sonne comme un très bon mais plus classique titre
de doo-wop, avec là aussi de la guitare électrique. Sauf
que, sorti en 1950 (l'enregistrement le plus ancien de ce disque), il
s'avère que c'est l'une des toutes premières réussites
du genre. Qui plus est, les Robins étant accompagnés par
le Johnny Otis Orchestra, cela nous permet de faire figurer dans ce disque
un artiste présent dans les quatre premiers volumes de la collection.
Country ? Rock ? Rock ? Country ? On se fout de l'étiquette et
Johnny Cash aussi.
I walk the line est une grande chanson d'amour et un grand
classique, même sans la batterie ("interdite" alors sur
les disques de country) avantageusement remplacée ici par un bout
de papier glissé entre les cordes de la guitare de Cash.
Depuis que j'ai acheté il y a presque un an un EP des Four Knights
qui contient cette reprise de (It's
no) Sin, j'ai eu l'occasion d'écouter deux versions qui
furent des tubes en 1951, l'originale des Four Aces et la reprise d'Eddy
Howard, ma préférée reste celle des Four Knights,
une épure parfaite avec juste une guitare électrique et
les quatre voix des chanteurs. Elle permet de clore notre compilation
très calmement, à la manière du Over the rainbow
de Gene Vincent sur le premier volume de la série.
Pol
Dodu, août 2008.
Notes
de pochette du premier volume de la série Testament du rock par
Frank Lipsik, 1974.
Il y a juste une grosse bêtise à noter : la musique elle-même
ne peut pas compter moins que l'influence qu'elle a eue, car sans musique,
et sans l'impact qu'a créé l'industrie du divertissement,
pas d'influence !
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